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Anthropologie du don et société traditionnelle (1/2)

Edward_S._Curtis%2C_Kwakwaka%27wakw_potlatch%2C_British_Columbia.jpgDans notre société moderne, le don est malheureusement perçu comme un acte généreux et plutôt exceptionnel, qu’on lie très généralement à des motifs éthiques précis, d’origines religieuses ou philanthropiques. Or, le don n’a pas forcément ces origines. Donner n’est pas seulement l’œuvre de l’homme religieux, ou aisé, aidant l’homme pauvre. Donner ne s’inscrit pas forcément non plus dans le cadre d’un partage contractuel et reconnu par une autorité étatique.
L’organisation des sociétés traditionnelles est là pour nous enseigner une historicité du don et son ancestralité. « Donner ce n’est pas seulement donner. Ce ne peut pas être un acte purement unilatéral : il faut pour donner que le destinataire accepte de recevoir. Or, recevoir un don ne va pas de soi car cela aboutit, qu’on le veuille ou non, à reconnaître une sorte de dette. Il va donc falloir s’acquitter de celle-ci, donc rendre. » (Jean-Baptiste De Foucauld, Les trois cultures du développement humain, résistance, régulation, utopie, 2002) Certes, l’obligation de rendre n’étant pas originellement juridique mais morale (elle ne fait pas l’objet d’un contrat), je préfère parler de nécessité (qui, guidée par le bon sens, s’accorde avec la liberté). De Foucauld poursuit : « Il y a bien quelque chose à rendre, mais à un terme qui n’est pas déterminé. Sa forme ne l’est pas davantage. C’est le récipiendaire qui choisira, à moins d’impossibilité de sa part, ou de volonté de rupture. Le Don n’est donc pas un acte isolé. Il s’inscrit dans une chaîne, celle qui conduit à Donner, Recevoir et Rendre et qui, une fois lancée, s’alimente toute seule tant que chacun joue à peu près le jeu. C’est précisément ce circuit de dons et de contre-dons qui nous lie les uns aux autres par un jeu de créances et de dettes jamais soldées. » D’où le don par « endettement mutuel positif ». (1)
Dans Sociologie et anthropologie, Marcel Mauss (1872-1950), l’un des principaux anthropologues français, nous précise alors ceci : « Ce principe de l’échange-don a dû être celui de sociétés qui ont dépassé la phase de la prestation totale (de clan à clan, de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée. »

Premier exemple historique du don en question, que j’évoque brièvement ici.
Le potlatch (traduit par « action de donner ») est une cérémonie d’échanges de biens. Le mot est d’origine chinook. Les Chinooks sont une tribu amérindienne. Ils vivent au nord-ouest de l’Amérique du Nord, le long du fleuve Columbia, sur la côte pacifique où se situent aujourd’hui les États de l’Oregon et de Washington (États-Unis). Autrefois, les Chinooks pêchaient beaucoup. Ils se déplaçaient également beaucoup afin d’assurer leur commerce de poisson (surtout du saumon) auprès de tous les peuples alentour. Le potlatch est pratiqué surtout à la fin du XIXe siècle par non seulement les Chinooks mais aussi les autres tribus de cette partie de l’Amérique allant jusqu’à l’Alaska. Aujourd’hui, ce sont principalement les 5000 Kwakwaka'wakw encore vivants – peuple amérindien de la province de Colombie-Britannique (Canada) – qui continuent de pratiquer le potlatch. Leur langue traditionnelle est, au passage, en voie de disparition. D'où les propos alertants de l'anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) au 60e anniversaire de l'UNESCO en 2005 : « Les langues sont un trésor, d’abord en elles-mêmes, et parce que leur disparition entraîne celle de croyances, savoirs, usages, arts et traditions qui sont autant de pièces irremplaçables du patrimoine de l’humanité. »
Le potlatch est une cérémonie festive et fréquente réunissant plusieurs clans d’une tribu, célébrant des destructions d’objets ou bien des dons entre clans qui se font rivaux par sentiment d’obligation de non pas strictement restituer le don reçu (même si, parfois, ils se contentent de cela) mais de redistribuer d’une façon plus importante. Autrement dit, le lien social est entretenu par une coutume de dépassement des dons reçus en redonnant davantage. Le chercheur français en ethnologie et anthropologie François Laplantine nous précise en 1974 : « Le potlatch [...] est une cérémonie assez spectaculaire que certains jugeront « exotique », « aberrante » [...] feignant d'ignorer que par nos cadeaux d'anniversaire ou du jour de l'an, par notre système d'invitation qui veut que l'invité réponde à ses hôtes par une invitation au moins équivalente et si possible supérieure, nous perpétuons un mécanisme rigoureusement identique et dont probablement les hommes ne peuvent pas se passer. »

Nous verrons prochainement deux autres exemples.

(1) Visions positive et négative de l’endettement mutuel
Comme le fait Jean-Baptiste De Foucauld, nous pouvons opposer deux conceptions, positives et négatives, de l’endettement. « Ainsi, le couple dans lequel chacun se sent endetté vis-à-vis de l’autre, verra le niveau de ses dons mutuels s’accroître et les liens se consolider, alors qu’à l’inverse, le couple ou chacun croit donner plus qu’il ne reçoit verra l’intensité de ses échanges se réduire de part et d’autre et risquera de se délier peu à peu, par grippage mutuel du circuit des dons. » (Les trois cultures du développement humain, résistance, régulation, utopie)
Par ailleurs, ne vous est-il pas déjà arrivé de rendre service à quelqu’un puis de le regretter ? Non pas même car ce quelqu’un vous a fait, par la suite, une crasse mais il ne vous a aucunement rendu la pareille, n’a manifesté aucun sentiment de vouloir le faire. S’il ne faut pas, par contre, regretter d’avoir rendu service – car l’acte altruiste mais calculé est déjà moins altruiste authentiquement –, nous pouvons tout simplement préférer, pour la prochaine fois, rendre service à celui qui joue un minimum « le jeu du don ». C’est-à-dire, nous préférerons rendre service à celui qui sait au moins dire merci (gratitude minimale) plutôt qu’à celui incapable de répondre aux codes élémentaires de politesse. C’est d’ailleurs afin d’éviter l’exclusion sociale de notre enfant que nous lui apprenons à dire merci.
Un tiers ne peut juger parfaitement si mon sentiment de donner plus que je ne reçois est exagéré ou non dans la mesure où le receveur fait selon ses moyens économiques, matériels, et mentaux.
Maintenant, si je reconnais la pauvreté de celui que j’aide – ce qui fait que je n’attends rien de particulier en retour (compassion) –, je suis amené à considérer qu’en même temps une société mieux répartie en termes de dons et de contre-dons rendrait tout le monde plus heureux. D’où l’endettement mutuel positif naturellement mieux intégré dans les sociétés d’égalités, ou plutôt d’équivalences, en considérant l’équivalence telle une combinaison de l’équité et de la réciprocité. Antoine Céleste

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