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Anthropologie du don et société traditionnelle (2/2)

Deuxième exemple historique du don anthropologique dans les sociétés traditionnelles.
La kula est un système cérémonial et pseudo-commercial d’échanges de biens auxquels il n’est reconnu, par ceux qui l’exercent, aucun droit de propriété, aucune valeur économique mais seulement une valeur symbolique et prestigieuse. Il est pratiqué en Nouvelle-Guinée (Mélanésie) entre des tribus économiquement autosuffisantes et situées sur plusieurs îles allant jusqu’en Micronésie. Les biens échangés sont surtout des bracelets (soulava) et des colliers (mwali) de coquillages qui peuvent alors parcourir des milliers de kilomètres mais ne sont d’aucune utilité pratique ni même décorative. L’objectif atteint est d’ordre politique : la paix intertribale. Surtout que la kula peut concerner des tribus aux langues et cultures différentes. Plus largement, la kula socialise les hommes par la découverte d’hommes vivant « autrement », les voyages qu’ils font pour les rencontrer, le divertissement obtenu par son aspect cérémonial. À savoir que des noms propres sont attribués aux précédents colliers et bracelets dans le but d’historiciser la kula, de l’ancrer dans un souvenir et une tradition de l’échange.
Ce système d’échanges ne s’obtient pas sans une hiérarchie minimale. D’où les chefs de tribus – qu’il faut percevoir comme des « hommes d’influence » n’ayant aucun pouvoir politique précis –, qui le sont par prestige reposant sur la reconnaissance partagée d’une grande générosité (on peut parler de méritocratie mélanésienne). D’où, toujours en Nouvelle-Guinée, les hommes appelés les Big men, alias ces chefs de tribus du Mount Hagen qui, quant à elles, s’échangent des cochons.

Inupiat_Family_from_Noatak%2C_Alaska%2C_1929%2C_Edward_S._Curtis_%28restored%29.jpgTroisième et dernier exemple.
La « chasse égalitaire » des Inuits. L’enseignant en économie-gestion Etienne Chouard, dans l’une de ses vidéos internet, nous narre le passage d’un livre appelé Dette : 5000 ans d'histoire, de David Graeber, anthropologue anarchiste américain. Ce dernier explique l’expérience d’un anthropologue partant, un jour, à la pêche avec des Esquimaux. La pêche s’avère, pour lui, peu fructueuse. Et pourtant, à son retour dans son igloo, il trouve devant ce dernier une quantité de poissons qu’un autre Esquimau a pêchés. Effectivement, celui-ci avait récolté beaucoup de poissons. L’anthropologue en question le remercie, mais l’Inuit lui rétorque qu’il ne faut pas dire merci. Il lui précise alors la chose suivante (citation du livre) : « Dans notre pays, nous sommes humains [donc] nous nous entraidons. Nous n'aimons pas entendre quelqu'un dire merci pour cela. Ce que j'ai aujourd'hui, tu peux l'avoir demain. Ainsi, nous disons qu'avec les cadeaux on fait des esclaves et qu'avec les fouets on fait les chiens. » Graeber enchaîne en précisant ceci : « La dernière phrase est un peu un énoncé classique de l'anthropologie ; et on trouvera des semblables rejets du calcul de débit et crédit dans toute la littérature anthropologique sur les sociétés égalitaires de chasseurs. Loin de se voir comme un humain parce qu'il peut faire des calculs économiques, le chasseur affirme qu'on est véritablement humain lorsqu'on refuse de faire ce genre de calculs, quand on refuse de mesurer ou de garder en mémoire qui a donné quoi et à qui. Justement parce que ces comportements vont inévitablement créer un monde où nous allons entreprendre de comparer puissance à puissance, de les mesurer, de les calculer et puis de nous réduire mutuellement et progressivement à l'état d'esclaves, ou de chiens par la dette. Non que cet homme, comme d’innombrables esprits aussi égalitaires dans l’histoire, ait ignoré que les humains ont une propension à calculer. […] Bien sûr que nous l'avons, [comme] nous avons toutes sortes de penchants, dans toute situation de la vie réelle. Nous avons des inclinations qui nous poussent simultanément dans plusieurs directions […] contradictoires. Aucune n'est plus réelle que les autres. Laquelle choisissons-nous comme fondements de l'humanité et plaçons-nous à la base de notre civilisation ? Telle est la vraie question. » Témoignage à mettre en parallèle avec cette citation de Jack London : « La civilisation a centuplé le pouvoir de production de l'humanité, et par suite d'une mauvaise gestion, les civilisés vivent plus mal que des bêtes, ont moins à manger et sont moins bien protégés de la rigueur des éléments que le sauvage Inuit, dans un climat bien plus rigoureux. Il vit, aujourd'hui, comme il vivait, comme il vivait à l'age de pierre, il y a plus de dix mille ans. » (Le peuple de l'abîme) Chouard souligne ainsi la déshumanisation par le Marché. Pour lui, au moment du paiement dans une transaction, il y a extinction d’une relation digne de ce nom, le vendeur et le client redeviennent des étrangers l’un pour l’autre.

Les points communs entre ces différentes pratiques :
– une culture de la rivalité par la générosité (et non par la violence), de la gratitude – ou cet art de rendre – par des « micro-obligations réciproques et permanentes » (expression de Chouard) ;
– une valorisation de la dimension égalitaire de la socialité ;
– (pour le potlatch et la kula) la paix entre les populations issues de toutes les subdivisions territoriales (familles, clans, tribus) des confédérations traditionnelles en question, dans une civilité animée (cérémonies) et respectueuse des différences culturelles. Antoine Céleste

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